Tract n° 16

Page de couverture :

Note : ceux qui il y a quelques années aurai emprunté une entrée aujourd'hui condamné ressemblant à celle décrite dans le texte peuvent me contacter : superflux@mail.dotcom.fr

Texte :

Le texte suivant est extrait du roman policier « la fée carabine » de Daniel Pennac. L’inspecteur Van Thian, déguisé en femme d’age respectable, se fait passer pour la veuve Hô et infiltre un groupe de petites vielles emmenées par le vieux Stojilkovicz dans les anciennes carrières de Montrouge. 

Et maintenant, les filles, qu’allons nous faire maintenant ? Ce n’était pas une question que posait là le vieux Stojilkovicz, mais un cri qu’il poussait, une exclamation rituelle, façon Lucien Jeunesse. Et d’une seule voie, toutes les vielles dames répondirent :

-RESISTANCE ACTIVE A L’ÉTERNITE !

 

Stojilkovicz venait de garer l’autobus aux abords de Montrouge, près de la petite ceinture, à côté d’une gare abandonnée. C’était un de ces lieux perdus des confins de Paris, où ce qui est mort là n’est pas encore anéanti par ce qui va y naître. La gare avait depuis longtemps perdu ses portes et ses volets, les ronces poussaient entre les rails, son toit s’était effondré sur son dallage ébréché, les graffiti des toutes sortes racontaient la vie sur les murs, mais elle n’avait pourtant pas perdu cet air d’optimisme des gares qui ne peuvent croire à la mort du train ? Les vieilles poussaient des cris de joie, comme des enfants retrouvant le jardin public de leurs dimanches. Elles sautillaient d’aise et les gravats crissaient sous leurs semelles de crêpes. L’une d’elle resta faire le guet à la porte pendant que Stojilkovicz soulevait une trappe dissimulée par l’estrade vermoulue qui, dans une pièce exiguë aux fenêtres trop hautes, devait surélever le bureau du chef de gare pour lui donner vue sur les quais. La veuve Hô, suivait timidement le mouvement, s’engouffra à la suite des autres vieilles dans la fosse cachée part la trappe. C’était un puits circulaire où l’on avait maçonné des échelons de fer. La vielle dame qui précédait la veuve Hô (elle portait un grand cabas, et un appareil auditif était lové dabs la saignée de son oreille droite) la rassura en lui disant qu’elle préviendrait de leur arrivée au dernier échelon. La veuve Hô crut qu’elle descendait en elle-même. Il y faisait noir. La veuve Hô se dit que son au-delà était humide.

-Attention, dit la vielle dame au cabas, vous y êtes.

 

La veuve Hô eut beau poser son pied sur le sol avec la plus extrême précaution, elle ne put empêcher les cheveux de l’inspecteur Van Thian de se dresser tout droit sous sa perruque. « Dieu de Dieu, dans quoi est ce que je viens de m’enfoncer ! »

C’était à la fois souple et dur, rigide et poudreux, ferme et totalement inconsistant, ce n’était ni solide, ni liquide, ni boueux c’était sec et mou, cela pénétra dans les socques de la veuve Hô, c’était froid, et sans que l’on sût pourquoi, c’était absolument terrifiant, porteur de la plus ancienne terreur qui soit.

- Ce n’est rien, dit alors la dame au cabas, c’est la déverse du cimetière de Montrouge, les plus vieux ossements de la fosse commune.

« C’est pas le moment de dégueuler » s’ordonnèrent mutuellement l’inspecteur Van Thian et la veuve Hô. Et ce qui venait de bondir dans leur gorge dut être ravalé.

-Vous avez refermé la trappe, là-haut ? demanda la voix de Stojilkovicz.

-Trappe refermée ! confirma une toute jeune voix de vielle dame, comme tombée de l’échelle d’un sous-marin.

-Bien, vous pouvez allumer vos lampes.

 

Et la veuve Hô fut « éclairée », comme on dit. On l’avait plongée dans les catacombes. Pas les catacombes artistico-ménagères de Denfert-Rochereau avec leur jolis crânes tirés au cordeau et leur tibias soigneusement calibrés, non, de vraies catacombes sauvagement bordélique, où la petite troupe dut patauger pendant plusieurs centaines de mètres dans une bouillasse sèche d’ossements broyés d’ou émergeait de temps à autre un coin de fémur qui se donnait encore des airs d’humanité. « Tout ça est parfaitement dégueulasse ! ». L’inspecteur Van Thian sentait remonter en lui sa colère contre Stojilkovicz. « Ferme ta grande gueul ! »  lui intima la veuve Hô, « et ouvre tes mir’hettes. » Il la ferma et les ouvrit d’autant plus que Stojilkovicz venait de prévenir :

-  Attention, les filles, on est arrivés. Eteignez vos lampes.

Elles venaient toutes de déboucher dans une vaste salle dont la veuve Hô n’eut pas le temps de voir grand-chose, sinon qu’elle semblait entièrement capitonnée de sac de sable. Une seconde d’obscurité, puis :

-Lumière ! cria Stojilkovicz.

Une lumière aveuglante tomba brusquement des plafonds, blanche comme une douche glacée.   Toutes s’étaient alignées  en

une seule rangée de part et d’autre de la veuve Hô. A peine l’eut-elle remarqué qu’elle vit autre chose. Cela jaillit devant elle, à une dizaine de mètres, bondissant du sol comme un diable à ressort, mais elle ne put identifier la chose, car une détonation retentit et la chose explosa aussitôt. La veuve Hô sursauta. Puis, ses yeux se portèrent sur sa voisine, la dame au cabas et à l’appareil acoustique. Buste arrondi sur ses genoux demi-pliés, les deux bras tendus en avant, elle crispait ses mains sur un pistolet P.38 qui fumait avec nonchalance

-Bravo, Henriette, s’exclama Stojilkovicz, tu seras décidément toujours la plus rapide !

La plupart des autres dames avaient aussi une arme à la main, mais elles n’avaient pas eu le temps de viser la cible-surprise.

 

* * *

 

-Comme je te le dis, gamin, Stojilkovicz a armé ces vieilles pour qu’elles puissent se défendre contre l’égorgeur, et, tous les dimanches apres-midi, il les entraîne : tir d’instinct, tir à cible, tir coché, tir plongeant, ça flingue à tout va là-dedans, sans économiser les cartouches, et ça dégaine comme l’éclair, crois-moi, nos petits jeunots de la criminelle pourraient bien en prendre de la graine.

-Ça n’a pas empêché deux d’entre elles de se faire égorger quand même, fit observer Pastor.

-C’est ce que ne cesse de leur répéter Stojilkovicz. Et elles ont décidé de multiplier les séances d’entraînement.

-Alors c’est ça qu’elles appellent « la Résistance Active à l’Éternité ? » demanda Pastor qui venait enfin de retrouver son sourire.

 Daniel Pennac

 

Dédicace à Zanka, Globe, l’Hermine, Brewal, Mickey, Gilles, Molotov, H20, Vax, Dash, Krevette, Marmotte, Nexus, Clochette, aux ktakiros, aux rebelles d’électron libre et aux victorieux Ktagones.

Descendez couvert, portez un casque.

Tract à Superflux n° 16.  Posé le            /        / 2000.            / 36